Corps étranger

Textes écrits lors du confinement
2020


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On n’est pas fait pour vivre sans les bras des autres
Il va falloir s’embrasser beaucoup pour rattraper



Parfois je me demande
si mon corps savait
ce qui se tramait dans celui de la société
s’il est tombé malade avant
juste pour me montrer
comment ça fait d’être arrêté
contre son gré

Je ne disparaîtrai pas cette fois
je coulerai avec les larmes
le métal glacé
mais j’ai baissé les armes
disparaître est insensé



Dire que j’ai commencé à écrire à toi, mon corps, et que maintenant on en est là, cloîtrés entre quatre murs, dans la ville silencieuse. On laisse tomber l’adresse à la deuxième personne, les frontières du chez soi font redevenir un. Pas à pas.
Il me semble que pleurent à travers moi des choses, des gens, un vivant que je ne connais pas. Les frontières des états se sont fermées et le corps aimé n’est pas du même côté. On doit être des milliers. Quand mes yeux se ferment, je vois les corps aglutinés aux frontières de la méditerranée, j’entends la vie assourdie. Quand ils s’ouvrent je vois la ville à l’arrêt. Je suis confinée à l’intérieur de mon corps, les frontières du dehors se déposent comme une pellicule sur ma peau.
J’ai peur de l’imperméabilité. J’ai peur de l’irréversabilité. J’ai peur de la peur qui rôde, celle d’un agent pathogène extérieur autant que celle de l’altérité. Le pas est ténu, le fil est tendu, comme mes jambes qui depuis ne se relâchent pas, comme mes bras qui depuis ne retombent pas, prêts à faire, à agir, prêts à tout sauf à ça.

Pourtant, je sais
Tout au fond, je sens
Je suis un territoire illimité



Les phrases se conjuguent, puis se désarticulent. La pensée lutte puis s’effile. La pluie rafraîchit mon cerveau qui surchauffe, le vert s’engouffre dans mes poumons saturés. Trop d’oxgène dans un corps où l’air s’est raréfié. Mes pas cherchent les chemins de biais. Mes yeux voient tantôt un chameau, tantôt une clique de cygnes nouveaux-nés. J’observe le labeur de castors cachés. Je ne sais plus où est la réalité. Mais au-dedans l’air revient. Du dedans, le brouhaha s’éteint. Le cliquetis des lames laisse des traces sur un corps ankylosé. Au fond, l’écho disparaît et j’entends que la voix à l’extérieur, objet de toutes les colères, est en fait une voix à l’intérieur qui me murmure de me taire,
et moi
je cours dans une impasse étrangère
où m’attendent vingt cygnes mêmes.



Le soleil coule et fait fondre en-dessous ma peau. Autour flotte un nuage de ouate. Les cellules dans mon corps s’entassent dans une densité bruyante, j’entends mille petites voix qui parlent en même temps. Mes mots s’inversent, mes pensées se renversent, la densité a raison de moi et je respire le nuage par un fin fil d’air qui me traverse. La circulation reprend ses droits, ses bruits, dans une ville qui s’est réveillée trop vite, assommée, inconsciente. Les oiseaux doivent à nouveau redoubler d’efforts pour chanter au-dessus de la circulation, il passe un bus avec une publicité « success builder ». Les mesures se succèdent, les policiers s’activent, petites cellules bleues réinvesties d’une mission. Sur les bus sont inscrits des mots qui me semblent insensés: « responsables ensemble ». Le vide s’infiltre par les pores de ma peau et la frontière avec le dehors se dissoud. Pourtant j’ai besoin d’un filtre pour entendre la première fleur de notre jardin sauvage. Elle murmure, je l’ai recouverte, elle chante, je l’ai réveillée. Mon corps sent sous ses pieds les copeaux et l’asphalte devient sol de forêt, mon corps de pierre floue cherche le rouge de la gravité. De temps à autre passe un visage couvert d’un masque, rappelant à mon esprit la réalité de cette sensation d’oppression. Un nuage de ouate a isolé le monde mais la peur coule dans les rues, muette comme le monde qui porte nos corps désinfectés. Du nuage a coulé le calme, créé des passages vers la voix de la capucine naissante, celle qui essaie depuis longtemps de se faire entendre, contre laquelle ma peur a engagé des hordes de cellules bleues, police de l’intérieur qui fait taire les voix dissidentes. La ouate est devenue perméable, un peu.
Au bord de mes yeux la mer attend pour dissoudre les dernières frontières, il n’est pas encore temps, il n’est pas encore temps



Ça frétille, ça titube sous la peau. De minuscules petites billes s’éparpillent tout le long du corps, juste en dessous de la surface. Agitation. Les billes s’entrechoquent, cherchent en dehors la confrontation. Elles deviennent une voix tendue, s’observant dans la contradiction juste comme ça, Elles cherchent l’électrochoc, quoi, sinon elles semblent s’ennuyer. Le calme ne fonctionne pas, la staticité s’électrise, et les yeux n’ont pas envie de se fermer. C’est agité, comme des milliers de petits bulles dans une bouteille de soda qui attendent avec attention l’ouverture. Sous ma peau, il y a des mots qui circulent bruyamment. Ils sont des particules, des flux de petites billes qui s’étalent sous la surface, et grésillent dans la nuit.



Des bras s’étendent dans l’eau / ils sont un port / à l’embouchure de mon cœur agité
Ces bras dansent avec les orages / ils sont un tronc / auquel s’appuie mon corps épuisé
Tes bras accueillent tous les vents / Ils sont une voile / pour mon âme égarée
Ses bras soutiennent chaque mouvement / Ils sont le sol / d’un être qui court
Ces bras / qui chantent chaque son / sont les mots / des voix étouffées
Ils boivent les larmes / allument les flammes / bercent d’amour / les yeux fatigués
Ces bras sont là / ils sont si doux
Ces bras sont toi / Ces bras sont nous
Ils embrassent l’autre / quel qu’elle soit / dans les combats acharnés
Ces bras sont là / ils sont si doux
Ils font fondre / pas à pas / tous les boucliers
Derrière l’armure / ils sont nécessité / derrière le masque / ils sont appelés
Les bras de toi / les bras des autres
Pour continuer / avec tendresse / d’embrasser l’humanité

©copyright Lucie Schaeren 2023 - ︎